Le goût de l’éternité

Le goût de l’éternité

Clément Partie II

Durant deux années, nous nous sommes arrangés avec le temps. Tantôt nous paraissait-il trop long, tantôt semblait-il nous fuir, puisque Clément faisait ses études en région parisienne, et moi au Havre, ce qui compliquait notre relation. 

Ce n’était pas la première fois que j’aimais quelqu’un qui se trouvait très loin de moi. J’ai parfois la sensation que c’est un schéma qui me suit. Et je crois que c’est ce qui rend les passions encore plus intenses, puisqu’elles sont hantées par le sentiment de manque à chaque instant. On ne fait que jongler entre la joie et la tristesse mais l’amour ne s’en fatigue pas, du moins pas pour moi, puisque j’étais profondément éprise de lui. Notre histoire avait quelque chose d’intemporel et elle ne ressemblait à aucune des relations que j’avais eu, malgré cette distance qui s’imposait à nous. Il était original, j’étais originale et ensemble, nous inventions une vie colorée par nos rêves les plus fous. 

La frustration de la distance nous aura quitté à l’automne 2011, lorsque Clément revint en Normandie définitivement. Le mot “enfin” était à nous et nous n’avions plus qu’à faire notre vie ensemble. 

Notre choix s’est porté sur la ville de Fécamp en bord de mer, là où personne de notre entourage ne souhaitait vivre. Ce n’était pas la raison pour laquelle nous nous sommes éloignés de nos proches, simplement nous avions épluché les petites villes agréables du département et nous nous sommes facilement projetés à Fécamp. 

Pour autant, l’emménagement n’a pas été simple. Peut-être aurais-je dû me méfier de tous ces signes qui ne présageaient rien de bon ? On nous disait “c’est normal les galères, c’est toujours comme ça quand on emménage”, certes, mais les galères devaient-elles nous poursuivre pendant 2 mois encore, jusqu’à nous punir d’une façon la plus brutale qu’il soit ? 

Malgré tout, nous tenions bon, et ce à chaque péripétie. Notre machine à laver a fait sauter les plombs, le cardan de ma vieille 205 s’est cassé, la batterie de celle de clément a lâché, notre demande d’aide aux logements restait gelé, l’ordinateur où je travaillais mes retouches photo avait attrapé un virus et j’en passe… Puis, après quelques semaines, la malédiction s’est arrêtée. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’elle ne faisait qu’une pause, avant de s’élancer de toutes ses forces pour nous faire vivre le pire, l’inimaginable. 

Je me rappelle toutefois de ces moments de douceur, comme la neige qui, généreusement, était tombée sur la Normandie cet hiver 2012. J’ai encore cette image où au petit matin, nous avions ouvert les yeux en même temps et sans dire un mot, nous comprenions ce qui se passait. La lumière qui entrait dans la chambre était très claire, pure. Comme des enfants, nous nous sommes levés rapidement pour pouvoir sortir et profiter des paysages enneigés. Nous étions encore des gamins et j’en prends d’autant plus conscience aujourd’hui, 10 ans plus tard. C’est ce qui rend la suite plus difficile encore à concevoir. 

Je préfère être sincère avec vous, j’avais écrit une autre version que celle-ci. Je m’étais dit que je devais jouer le jeu jusqu’au bout, et raconter en détail ce qui s’est passé dans la nuit du 3 au 4 Mars 2012. Mais non seulement cela m’avait pris énormément d’énergie, mais j’ai également ressenti un fort doute, un malaise. J’ai longtemps préféré épargner le cœur de ceux qui me lisent, faire bonne figure en survolant mon histoire qui était trop lourde à partager. Je pensais que j’avais été taillée pour supporter un drame pareil, que c’était mon fardeau, mon boulet et je ne voulais faire ressentir cela à personne. Puis, en me lançant dans “les mots nus” je me disais que pour comprendre mon témoignage, je devais tout raconter. Que peut-être que mon récit aurait davantage de profondeur et de sincérité. Mais j’ai changé d’avis, j’ai fait un pas en arrière. Définitivement, je ne souhaite faire ressentir cette douleur à personne. Je pourrais tenter la poésie et les métaphores pour masquer l’horreur, mais il est des vérités bien trop compliquées à camoufler et les métaphores me sembleraient plus facilement utilisables si j’écrivais une fiction. Il s’agit malheureusement de faits réels que je n’aurais pu inventer. 

Clément et moi recevions nos amis le 3 Mars 2012 à l’occasion de notre crémaillère. Notre première à tous les deux, soit un peu plus de deux mois après notre emménagement. La soirée était teintée de joie et de convivialité et aucun de nous n’aurait pu imaginer qu’elle se terminerait au milieu de la nuit, éclairée par les feux des ambulanciers et de la police de Fécamp. Car sous l’emprise de l’alcool, Clément joyeux et aventurier s’est mit en tête d’aller se promener dans la ville avec une poignée de copains. Moi, ne m’étant pas aperçue de son départ, je profitais de cette soirée avec mes plus proches amis. Mais minuit passé, je reçus un appel que je ne compris pas, tandis que j’étais moi aussi, sous l’effet de plusieurs verres d’alcool. C’était le meilleur ami de Clément qui tentait de m’expliquer l’invraisemblable accident qui venait d’arriver : Mon étoile filante avait plongé dans l’eau du port de Fécamp. Je me suis rendue sur place avec mes plus proches amis à toute hâte, sans connaître la gravité de la situation. Je réagissais sous le coup de l’adrénaline et m’affairais à rejoindre Clément, avant que les policiers ne me barrent le passage et m’enferment dans leur camionnette avec les copains témoins du drame. Le temps s’est arrêté pour mon âme qui a compris ce qui venait d’arriver, alors que ma tête refusait encore d’y croire. Les ambulanciers ont essayé de réanimer Clément dont le cœur s’était arrêté de battre au milieu de l’eau glacée, mais c’était trop tard. J’ai officiellement appris sa mort au commissariat, lorsque j’ai entendu les policiers échanger avec leurs collègues du Havre qui s’apprêtaient à annoncer la nouvelle à mes beaux-parents. Mes amis avaient compris bien avant moi, mais je peux vous garantir que temps qu’on ne l’a pas entendu de vive voix, on refuse de penser au pire. Jamais je n’aurais imaginé subir un tel déchirement, une telle injustice. 

Notre amour aura toujours le goût de l’éternité, puisque ce n’est plus la distance mais la mort qui nous a séparés. 

On m’a raconté que lorsque Clément nageait dans le port de Fécamp d’où il s’était mis en tête de traverser, il souriait. Il était heureux.

Il s’est endormi à quelques semaines du printemps et de son 24ème anniversaire. Clément restera jeune, beau et souriant, dans la mémoire de ceux qui ont eu la chance de l’accompagner dans sa quête de liberté, de curiosités et d’explorations. Moi j’ai été la douceur dont il avait besoin pour faire face à la dureté d’un monde qui toisait son excentricité. J’étais et resterais, son dernier amour.

Wir Ziehen Voran
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6 réponses

  1. Ce que je trouve magnifique, c’est non seulement la délicatesse du choix de tes mots, pour un souvenir si douloureux, mais aussi le fait qu’en te lisant, les scènes se dessinent sous mes yeux. Ton écriture est très « visuelle » et j’y suis sensible. Et ces dernières lignes… <3

  2. Je n’avais pas encore lu ce chapitre, et donc le titre, lorsque j’ai rédigé mon précédent commentaire 🙂 L’existence est parfois si violente et cruelle …
    C’est magnifiquement rédigé, très imagé et explicite, à la fois doux et pudique. On visualise sans peine la scène en tant qu’observateur

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